SOC.
MF
COUR DE CASSATION
Audience publique du 13 octobre 2021
Cassation
M. CATHALA, président
Arrêt n° 1125 FS-B
Pourvois n° Q 20-16.584 E 20-16.598 F 20-16.599 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 13 OCTOBRE 2021
La société Essex, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2] a formé les pourvois n° Q 20-16.584, E 20-16.598 et F 20-16.599 contre trois arrêts rendus le 28 février 2020 par la cour d'appel de Douai (renvoi après cassation, prud'hommes), dans les litiges l'opposant respectivement :
1°/ à M. [H] [K], domicilié [Adresse 3],
2°/ à M. [C] [D], [Adresse 5],
3°/ à M. [R] [Y], domicilié [Adresse 1],
4°/ à la société Nexans France, société par actions simplifiée unipersonnelle, 5°/ à la société Nexans Wires, société par actions simplifiée unipersonnelle,
toutes deux ayant leur siège [Adresse 4],
défendeurs à la cassation ;
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
La demanderesse invoque, à l'appui de ses pourvois, le moyen unique commun de cassation annexé au présent arrêt.
Sur le rapport de Mme Van Ruymbeke, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Essex, de la SCP Didier et Pinet, avocat de MM. [K], [D], [Y], l'avis de Mme Molina, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 31 août 2021 où étaient présents M. Cathala, président, Mme Van Ruymbeke, conseiller rapporteur, Mme Farthouat-Danon, conseiller doyen, MM. Pion, Ricour, Mmes Capitaine, Gilibert, conseillers, M. Silhol, Mmes Valéry, Pecqueur, Laplume conseillers référendaires, Mme Molina, avocat général référendaire, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
- En raison de leur connexité, les pourvois n° Q 20-16.584, E 20-16.598 et F 20-16.599 sont joints.
Désistement partiel
- Il est donné acte à la société Essex du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre les sociétés Nexans France et Nexans Wires.
Faits et procédure
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Selon les arrêts attaqués (Douai, 28 février 2020), rendus sur renvoi après cassation (Soc.,17 février 2016, pourvois n° 14-23.973, 14-24.000, 14-24.001) MM. [K], [D] et [Y] ont été licenciés pour motif économique le 25 août 2008 par la société Essex qui a décidé la fermeture de son établissement de [Localité 1] et se sont vus remettre une attestation d'exposition au benzène.
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Ils ont saisi la juridiction prud'homale pour obtenir l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
- La société fait grief aux arrêts de la condamner à verser aux salariés une somme en réparation de leur préjudice d'anxiété, alors « que l'indemnisation accordée au titre du préjudice d'anxiété répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'exposition à un agent nocif ; qu'il appartient donc au salarié, qui sollicite l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété, de justifier de tels éléments personnels et circonstanciés établissant la réalité de son anxiété, qui ne peuvent se déduire de la seule exposition à un agent nocif et de l'existence d'un suivi médical post-exposition ; qu'au cas présent, la société exposante faisait valoir que les défendeurs au pourvoi n'établissaient pas la réalité du préjudice d'anxiété dont ils demandaient la réparation ; qu'en se bornant à déduire le préjudice de la connaissance de l'exposition à un risque révélé par l'attestation remise par l'employeur au moment de la rupture des contrats de travail, la cour d'appel, qui n'a relevé aucun élément personnel et circonstancié de nature à établir l'anxiété de chacun des défendeurs aux pourvois, a statué par des motifs impropres à caractériser un préjudice d'anxiété personnellement subi et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave et a donc privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen contestée par la défense
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Les fins de non-recevoir ont été soulevées par les défendeurs dans un mémoire complémentaire remis au greffe de la Cour de cassation le 8 mars 2021, soit après l'expiration du délai de deux mois prévu à l'article 982 du code de procédure civile, qui expirait le 22 décembre 2020.
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Elles ne peuvent en conséquence être examinées.
Bien fondé du moyen
Vu les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, le premier dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017, applicable au litige, et l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
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En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante ou à une autre substance toxique ou nocive, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.
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Le salarié doit justifier d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'un tel risque.
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Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés.
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Pour condamner la société à payer aux salariés une indemnité en réparation de leur préjudice d'anxiété, les arrêts retiennent que la réalité de ce préjudice résulte de l'établissement d'une attestation d'exposition à destination des salariés, lesquels ont été informés à cette occasion de la possibilité de la mise en uvre d'un suivi post-professionnel, que l'anxiété des salariés est la conséquence directe de l'appréciation de la situation par les autorités médicales et sanitaires, qui se traduit compte tenu des conséquences potentielles au niveau de l'état de santé d'une exposition à une substance nocive et dangereuse par la mise en uvre d'un suivi particulier si les salariés le souhaitent, que les salariés justifient à ce titre d'une inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée au benzène, avec le risque d'une pathologie particulièrement grave pouvant être la cause de leur décès, qu'ils justifient ainsi de l'existence d'un préjudice d'anxiété en lien avec un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité.
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En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser le préjudice d'anxiété personnellement subi par les salariés et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, les arrêts rendus le 28 février 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet les affaires et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée ;
Condamne MM. [K], [D] et [Y] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts cassés ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du treize octobre deux mille vingt et un. MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen commun produit aux pourvois par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat aux Conseils, pour la société Essex, demanderesse aux pourvois n° Q 20-16.584, E 20-16.598 et F 20-16.599
Il est reproché aux arrêts infirmatifs attaqués d'avoir condamné la société Essex à payer à chacun des défendeurs aux pourvois une somme de 8.000 € en réparation de son préjudice d'anxiété ;
AUX MOTIFS QUE « S'agissant du préjudice d'anxiété, la réalité de celui-ci résulte notamment de l'établissement d'une attestation d'exposition à destination du salarié, lequel a été informé à cette occasion de la possibilité de la mise en oeuvre d'un suivi post-professionnel. Le fait que ledit suivi ne soit pas obligatoire ne constitue pas la preuve d'une limitation du risque de développer une pathologie grave mais reflète la liberté de choix du salarié en l'absence d'éléments pouvant attester de risques pour le reste de la population. Il convient de constater qu'il est fait état au titre de ces éléments d'informations fournis par le médecin du travail de tableaux de maladies professionnelles avec rappel de la nécessité de ne pas se séparer de l'attestation d'exposition dans la mesure où celle-ci sera indispensable en cas de déclaration de maladie professionnelle tardive. L'anxiété du salarié est la conséquence directe de l'appréciation de la situation par les autorités médicales et sanitaires, qui se traduit compte tenu des conséquences potentielles au niveau de l'état de santé d'une exposition à une substance nocive et dangereuse par la mise en oeuvre d'un suivi particulier si le salarié le souhaite. Le salarié justifie à ce titre d'une inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée au benzène, avec le risque d'une pathologie particulièrement grave pouvant être la cause de son décès. Il résulte de l'ensemble de ces éléments que le salarié justifie de l'existence d'un préjudice d'anxiété en lien avec un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, de sorte qu'il doit lui être alloué des dommages et intérêts en réparation dudit préjudice. L'anxiété n'est pas proportionnelle à la durée d'exposition et ne peut être justifiée uniquement par celle-ci dans la mesure où des salariés ayant été soumis à une longue période d'exposition n'ont pas développé de maladie, alors que d'autres ont au contraire dû faire face à une pathologie grave malgré une exposition en temps réduite. Il convient au regard de ces éléments d'octroyer au salarié la somme de 8000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice d'anxiété, étant précisé que celui-ci a formulé sa demande de condamnation à l'égard de la société Essex » ;
ALORS QUE l'indemnisation accordée au titre du préjudice d'anxiété répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'exposition à un agent nocif ; qu'il appartient donc au salarié, qui sollicite l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété, de justifier de tels éléments personnels et circonstanciés établissant la réalité de son anxiété, qui ne peuvent se déduire de la seule exposition à un agent nocif et de l'existence d'un suivi médical post-exposition ; qu'au cas présent, la société exposante faisait valoir que les défendeurs au pourvoi n'établissaient pas la réalité du préjudice d'anxiété dont ils demandaient la réparation ; qu'en se bornant à déduire le préjudice de la connaissance de l'exposition à un risque révélé par l'attestation remise par l'employeur au moment de la rupture des contrats de travail, la cour d'appel, qui n'a relevé aucun élément personnel et circonstancié de nature à établir l'anxiété de chacun des défendeurs aux pourvois, a statué par des motifs impropres à caractériser un préjudice d'anxiété personnellement subi et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave et a donc privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.