COUR DE CASSATION LM

ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE

Audience publique du 3 mai 2024

  • Renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne
  • Sursis à statuer M. SOULARD, premier président

Arrêt n° 677 B+R

Pourvoi n° D 21-21.615

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, DU 3 MAI 2024

Mme [D] [M], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° D 21-21.615 contre l'arrêt rendu le 27 mai 2021 par la cour d'appel de Versailles (11e chambre), dans le litige l'opposant à la société Crédit agricole Corporate & Investment Bank, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.

Par arrêt du 18 octobre 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière.

La demanderesse au pourvoi invoque, devant l'assemblée plénière, les moyens de cassation formulés dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [D] [M].

Un mémoire en défense au pourvoi a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Crédit agricole Corporate & Investment Bank.

Un mémoire en réplique, des observations sur le rapport et des observations en vue de l'audience ont été déposés au greffe de la Cour de cassation par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [D] [M].

Des observations en vue de l'audience ont été déposées au greffe de la Cour de cassation par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Crédit agricole Corporate & Investment Bank.

Le rapport écrit de M. Ancel, conseiller, et l'avis écrit de Mme Berriat, premier avocat général, ont été mis à disposition des parties.

Sur le rapport de M. Ancel, conseiller, assisté de Mme Couvez, auditeur au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, de la SCP Célice, Texidor, Périer, et l'avis de Mme Berriat, premier avocat général, auquel, les parties invitées à le faire, la SCP Lyon-Caen et Thiriez et la SCP Célice, Texidor, Périer ont répliqué, après débats en l'audience publique du 5 avril 2024 où étaient présents M. Soulard, premier président, M. Sommer, Mme Teiller, MM. Bonnal, Vigneau, Mmes Champalaune, Martinel, présidents, M. Ancel, conseiller rapporteur, M. Echappé, Mmes de la Lance, Duval-Arnould, Durin-Karsenty, Vaissette, doyens de chambre, Mme Capitaine, conseiller faisant fonction de doyen de chambre, MM. Turbeaux, David, Flores, Mmes Grandemange, Sabotier, conseillers, Mme Berriat, premier avocat général, et Mme Mégnien, greffier fonctionnel-expert,

la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

  1. Mme [M] a été engagée par la société Crédit agricole Corporate & Investment Bank (CACIB), par contrat du 17 janvier 2007. Elle occupait en dernier lieu les fonctions d'agent des systèmes d'information clients au Royaume-Uni avant d'être placée, à compter du 28 août 2013, en arrêt maladie.

  2. Ce contrat est régi par la loi du Royaume-Uni.

  3. Le 23 septembre 2013, s'estimant victime de discrimination en raison de son sexe et de harcèlement moral, Mme [M] a saisi la juridiction prud'homale en paiement de diverses sommes au titre de l'exécution du contrat de travail et à titre indemnitaire.

  4. Par jugement du 26 juin 2019, le conseil de prud'hommes a rejeté ses demandes.

  5. Par arrêt du 27 mai 2021, la cour d'appel de Versailles a considéré que Mme [M] échouait à présenter des faits primaires susceptibles d'être pris en compte en tant que circonstance pertinente, dont il serait approprié de tirer une inférence de discrimination au sens des articles 13 à 19 et 136 de l'Equality Act 2010. Elle a aussi jugé que l'existence d'un harcèlement discriminatoire, au sens de l'article 26, et de représailles, au sens de l'article 27 de cette même loi, n'était pas démontrée.

  6. Mme [M] s'est pourvue en cassation.

Enoncé des moyens

  1. Mme [M] fait grief à l'arrêt de rejeter l'ensemble de ses demandes tendant notamment à voir dire et juger qu'elle a fait l'objet d'une discrimination en raison de son sexe, d'un harcèlement discriminatoire ainsi que de représailles.

  2. Elle soutient en substance qu'en retenant, après avoir examiné successivement chacune des situations discriminatoires qu'elle avait invoquées, qu'elle échouait à présenter des faits primaires susceptibles d'être pris en compte en tant que circonstance pertinente pour caractériser une discrimination au sens de l'Equality Act 2010, la cour d'appel a statué sur le fondement d'une interprétation de l'Equality Act non conforme à l'article 19 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail, qui impose au juge de procéder à une appréciation globale des faits pour déterminer s'ils permettent de présumer l'existence d'une discrimination.

  3. Elle fait en outre valoir qu'après avoir relevé que s'il ressortait des pièces communiquées que les salariés ayant bénéficié d'expatriation au sein de la société étaient essentiellement des hommes, la cour d'appel a considéré que cette seule donnée était insuffisante à faire présumer l'existence d'une discrimination à l'égard des femmes en l'absence de tout élément concernant la candidature des femmes à l'expatriation. Elle estime qu'en statuant ainsi, alors que le fait que l'essentiel des salariés expatriés soit des hommes permettait de présumer l'existence d'une discrimination indirecte et qu'il revenait en conséquence à la CACIB de prouver l'absence de caractère discriminatoire du système de mobilité internationale, la cour d'appel, qui a fait peser sur la salariée la charge de la preuve de la discrimination, s'est appuyée sur une interprétation des dispositions de l'Equality Act 2010 non conforme à l'article 19 de la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006.

Rappel des principes et textes applicables

I - Le droit de l'Union européenne

  1. Selon la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), le principe de confiance mutuelle impose à chacun des États membres de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l'Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit (CJUE, assemblée plénière, avis du 18 décembre 2014, 2/13, point 191, ECLI:EU:C:2014:2454).

  2. Le principe de primauté du droit de l'Union européenne, consacré par la CJUE dans son arrêt Costa (CJCE, 15 juillet 1964, Costa contre E.N.E.L., 6/64, ECLI:EU:C:1964:66), et qualifié de « fondamental » (CJCE, 10 octobre 1973, Variola c/ Administration des finances italienne, 34/73, Rec. 981, ECLI:EU:C:1973:101), impose à toutes les instances des États membres de donner leur plein effet aux différentes normes de l'Union, le droit des États membres ne pouvant affecter l'effet reconnu à ces différentes normes sur le territoire de ces États (CJUE, 24 juin 2019, Poplawski, C-573/17, point 54, ECLI:EU:C:2019:530).

  3. L'obligation d'interprétation conforme, qui contribue à assurer la primauté de la norme européenne sur la norme nationale qui n'aurait pas été mise en conformité avec celle-ci, découle de l'obligation des États membres, en présence d'une directive, d'atteindre le résultat prévu par celle-ci, ainsi que de leur devoir en vertu de l'article 5 du Traité, devenu l'article 4.3 du Traité sur l'Union européenne, de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation. Elle pèse sur toutes les autorités d'un État membre, en ce compris les autorités juridictionnelles et dans le contexte d'un litige entre particuliers (CJCE, 10 avril 1984, Von Colson et Kamann, 14/83, point 26, ECLI:EU:C:1984:153). Cette jurisprudence a depuis été de manière constante reprise. Elle s'appuie dorénavant sur l'article 288, alinéa 3, du TFUE (CJUE, 7 août 2018, Smith, C-122/17, point 39, ECLI:EU:C:2018:631).

  4. La CJUE rappelle que l'obligation d'interprétation conforme du droit national connaît certaines limites en ce qu'elle ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (CJUE, 4 octobre 2018, Link Logistik NN, C-384/17, points 59 et 61, ECLI:EU:C:2018:810 ; CJCE, 15 avril 2008, Impact contre Minister for Agriculture and Food et autres, C-268/06, point 100, ECLI:EU:C:2008:223).

  5. Elle ajoute cependant qu'une juridiction nationale qui, saisie d'un litige mettant en cause un principe général du droit de l'Union, tel le principe de non-discrimination, concrétisé par une directive, se trouve effectivement dans l'impossibilité de procéder à une interprétation du droit national qui serait conforme à cette directive, a néanmoins l'obligation d'assurer la protection juridique découlant pour les justiciables du droit de l'Union et de garantir le plein effet de celui-ci en laissant au besoin inappliquée toute disposition de la réglementation nationale contraire à ce principe (CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07, point 51, EU:C:2010:21 ; CJUE gr. ch., 19 avr. 2016, Dansk Industri, C-441/14, point 35, ECLI:EU:C:2016:278).

II - La directive 2006/54/CE

  1. La directive 2006/54/CE, qui dans ses considérants 2 et 5 se réfère aux articles 2 et 3, paragraphe 2, du Traité, ainsi qu'aux articles 21 et 23 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, vise à garantir la mise en œuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail. À cette fin, elle contient des dispositions destinées à mettre en œuvre le principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne l'accès à l'emploi, les conditions de travail, et les régimes professionnels de sécurité sociale. Elle comprend également des dispositions visant à faire en sorte que la mise en œuvre de ce principe soit rendue plus effective par l'établissement de procédures appropriées.

  2. Selon le considérant 30 de cette directive, « il revient aux États membres de prévoir, quel que soit le stade de la procédure, un régime probatoire plus favorable à la partie demanderesse ». Il est aussi énoncé dans ce même considérant que « L'adoption de règles relatives à la charge de la preuve joue un rôle important en ce qui concerne la possibilité de mettre effectivement en œuvre le principe de l'égalité de traitement. Comme la Cour de justice l'a affirmé, il convient donc de prendre des dispositions de telle sorte que la charge de la preuve revienne à la partie défenderesse dès qu'il existe une apparence de discrimination, sauf pour les procédures dans lesquelles l'instruction des faits incombe à la juridiction ou à l'instance nationale compétente. Il y a toutefois lieu de préciser que l'appréciation des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte demeure de la compétence de l'instance nationale concernée, conformément au droit national et/ou aux pratiques nationales. »

  3. L'article 19, § 1 et 2, de cette directive dispose :

« Charge de la preuve

  1. Les États membres, conformément à leur système judiciaire, prennent les mesures nécessaires afin que, dès lors qu'une personne s'estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l'égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement.

  2. Le paragraphe 1 n'empêche pas les États membres d'imposer un régime probatoire plus favorable à la partie demanderesse. (...) »

III - L'Accord sur le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne

  1. Aux termes de l'Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord de l'Union européenne et de la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA), approuvé par le Conseil de l'Union européenne par décision (UE) 2020/135 du 30 janvier 2020 (ci-après l'Accord), le Royaume-Uni se retire de l'Union à partir de la date d'entrée en vigueur de cet Accord le 1er février 2020.

  2. L'article 126 de l'Accord prévoit néanmoins une période de transition, expirant le 31 décembre 2020, durant laquelle le droit de l'Union reste applicable sur son territoire.

  3. Aux termes de l'article 127, § 3, de l'Accord « Pendant la période de transition, le droit de l'Union applicable en vertu du paragraphe 1 produit à l'égard du Royaume-Uni et de son territoire les mêmes effets juridiques que ceux qu'il produit au sein de l'Union et de ses États membres, et est interprété et appliqué selon les mêmes méthodes et principes généraux que ceux applicables au sein de l'Union. »

IV - L'Equality Act 2010

  1. L'Equality Act 2010 dispose en son article 136 :

« (1) Cet article s'applique à toute procédure concernant une violation de cette loi.

(2) S'il existe des faits à partir desquels la cour peut décider, en l'absence de toute autre explication, qu'une personne (A) a violé les dispositions concernées, la cour doit considérer que cette violation est avérée.

(3) Mais l'alinéa (2) ne s'applique pas si A démontre que A n'a pas violé les dispositions concernées. »

V - Droit national relatif à l'office du juge dans l'application de la loi étrangère

  1. L'article 3 du code civil, sur le fondement duquel, à défaut de législation spécifique, la Cour de cassation a élaboré les principes de droit international privé français, dispose que « Les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire. Les immeubles, même ceux possédés par des étrangers, sont régis par la loi française. Les lois concernant l'état et la capacité des personnes régissent les Français, même résidant en pays étranger. »

  2. En application de ce texte, la Cour de cassation affirme notamment qu' « il incombe au juge français qui reconnaît applicable un droit étranger d'en rechercher, soit d'office, soit à la demande d'une partie qui l'invoque, la teneur, avec le concours des parties et personnellement s'il y a lieu et de donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger » (1re Civ., 28 juin 2005, pourvoi n° 00-15.734, Bull. 2005, I, n° 289 ; Com., 28 juin 2005, pourvoi n° 02-14.686, Bull. 2005, IV, n° 138).

  3. La Cour de cassation décide que les juges du fond appliquent et interprètent souverainement la loi étrangère (1re Civ., 13 janvier 1993, pourvoi n° 91-14.415, Bull. 1993, I, n° 14).

Motifs justifiant le renvoi préjudiciel

  1. Le pourvoi pose, en premier lieu, la question de l'incidence du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne sur l'office du juge d'un État membre devant appliquer la loi du Royaume-Uni transposant une directive européenne à l'occasion d'une procédure judiciaire introduite avant la fin de la période de transition lorsque la juridiction saisie est amenée à statuer après la fin de cette période.

  2. En effet, à la date des faits (contrat de travail signé le 17 janvier 2007 ; faits allégués de discrimination entre 2010 et 2013) mais aussi à la date à laquelle l'action judiciaire a été engagée (2013) et à celle à laquelle le conseil de prud'hommes a rendu son jugement (2019), le Royaume-Uni était membre de l'Union européenne. En revanche, à la date à laquelle la cour d'appel de Versailles a statué sur l'appel, soit le 27 mai 2021, le Royaume-Uni avait quitté l'Union européenne.

  3. Mme [M] expose qu'au moment des faits en litige, le Royaume-Uni faisait encore partie de l'Union européenne et se trouvait donc soumis au droit de l'Union, de sorte que le droit interne à ce pays alors en vigueur doit être interprété conformément aux règles issues du droit de l'Union et ce, peu important qu'au jour où la cour d'appel a statué, le juge britannique ne pouvait plus poser de question préjudicielle à la CJUE. Elle ajoute en substance qu'à supposer même que cette particularité puisse dispenser le juge britannique de son obligation d'interprétation conforme, le juge français demeure pour sa part soumis à une telle obligation dès lors qu'il est conduit à appliquer le droit national d'un État membre de l'Union européenne en vigueur au moment des faits litigieux.

  4. La CACIB soutient en substance qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de se prononcer elle-même sur la compatibilité de la loi d'un autre État membre avec le droit de l'Union et sur la validité de l'interprétation qui en est donnée par les juridictions de l'État membre concerné. Elle estime qu'il ne revient pas à la Cour de cassation de se substituer à son homologue étranger en vue de déterminer l'orientation du droit positif d'un pays étranger ni de prendre position sur sa politique juridique et sa conformité au droit de l'Union, ce qui relève de la compétence unificatrice de la seule CJUE.

  5. L'avocate générale est d'avis de saisir la CJUE d'une question préjudicielle. Elle expose que la rédaction de l'Accord, et plus particulièrement l'absence de stipulations portant sur le droit applicable aux litiges engagés devant les juridictions des États membres durant la période de transition, mais encore pendants après la fin de celle-ci, fait naître un doute sur le point de savoir si le droit de l'Union demeurait applicable lorsque la cour d'appel a prononcé l'arrêt attaqué.

  6. La Cour considère qu'un doute raisonnable subsiste sur ce point.

  7. Si l'action judiciaire, introduite avant le terme de la période de transition prévue à l'article 126 de l'Accord, était à cette date soumise au droit de l'Union, en ce comprise la directive 2006/54/CE, à la date où les juges d'appel ont statué, le 27 mai 2021, les traités, et plus particulièrement l'article 288 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), avaient cessé de produire effet dans l'ordre juridique du Royaume-Uni.

  8. Ainsi, alors qu'au jour des faits allégués de discrimination, l'article 19 de la directive 2006/54/CE était applicable au litige, il convient de se demander si l'Accord peut avoir pour effet de remettre en cause rétroactivement l'application du droit de l'Union et notamment l'obligation pour le juge d'interpréter la loi applicable conformément à ce droit.

  9. Il pourrait être considéré qu'à cette date, quand bien même une partie du droit de l'Union aurait été maintenue dans le droit britannique en vertu de la législation adoptée par le Royaume-Uni, aucune obligation d'interprétation conforme de ce droit à celui de l'Union ne peut se fonder sur le droit de l'Union européenne.

  10. À l'inverse, il pourrait être estimé que les faits étant antérieurs à la fin de la période de transition et l'instance ayant été engagée avant la fin de celle-ci, la loi du Royaume-Uni qui a transposé l'article 19 de la directive 2006/54/CE doit être interprétée conformément au droit de l'Union par le juge d'un autre État membre même s'il statue après la fin de la période de transition.

  11. Dès lors, une interprétation de l'Accord est nécessaire sur le point de savoir si une réglementation du Royaume-Uni transposant l'article 19 de la directive 2006/54/CE doit être considérée comme une réglementation d'un État membre transposant une directive par le juge qui statue après la fin de la période de transition dès lors que les faits sont antérieurs à cette date et/ou que l'instance a été engagée avant celle-ci.

  12. Le pourvoi pose, en deuxième lieu, la question de savoir si l'obligation d'interprétation conforme du droit national de l'État membre dont émane le juge s'applique aussi lorsque ce juge doit faire application de la loi d'un autre État membre.

  13. Mme [M] considère en substance que lorsqu'il applique des dispositions issues de la loi d'un autre État membre de l'Union européenne, le juge français devrait être tenu, sous le contrôle de la Cour de cassation, de faire de ces dispositions une interprétation et une application conformes au droit de l'Union. Elle expose notamment que, la Cour de cassation contrôlant la conformité de la loi aux conventions internationales, elle devrait a fortiori, lorsqu'est en cause la loi d'un État membre de l'Union européenne, vérifier la compatibilité des dispositions de cette loi étrangère au droit de l'Union, étant rappelé qu'en vertu du principe fondamental de primauté du droit de l'Union, ce droit s'impose à l'ensemble des droits nationaux des États membres de l'Union européenne et que dans ce cadre, le juge national a été érigé en juge de droit commun de l'Union européenne par la CJUE. Elle admet que si la Cour de cassation devait estimer qu'il subsiste un doute raisonnable, sur la portée d'une telle obligation, il lui appartiendrait de saisir la CJUE d'une question préjudicielle de ce chef.

  14. La CACIB indique en substance que consacrer le droit pour tout juge national de remettre en cause toute loi d'un autre pays que le sien poserait des problèmes très délicats et serait susceptible d'être perçu par des États membres comme une atteinte à leur souveraineté.

  15. L'avocate générale soutient en substance que, si la CJUE répondait que le droit de l'Union était bien applicable, il y aurait lieu d'appliquer sa jurisprudence sur le principe d'interprétation conforme, qui semble en imposer le respect lorsque les juridictions nationales appliquent la loi d'un autre État membre. Elle énonce cependant, d'une part, que la CJUE n'a pas affirmé de façon explicite l'existence d'une telle obligation, d'autre part, que son respect par l'ensemble des États membres représente pour l'Union européenne une évolution politique vers un surcroît d'intégration d'une importance telle qu'il paraît nécessaire d'interroger la CJUE sur ce second point aussi.

  16. La Cour de cassation considère, pour garantir le respect par l'État français de la primauté du droit de l'Union, qu'il serait nécessaire de faire évoluer la nature de son contrôle sur l'application et l'interprétation de la loi étrangère si le juge français était tenu d'apprécier la conformité au droit de l'Union d'une loi émanant d'un autre État membre.

  17. La Cour de cassation n'ignore pas que, depuis l'arrêt Marshall, la CJUE considère qu'une directive « ne peut pas, par elle-même, créer d'obligations dans le chef d'un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle à son encontre » (CJCE, 26 février 1986, Marshall, C-152/84, point 48, ECLI:EU:C:1986:84).

  18. Pour autant, la CJUE énonce aussi « qu'en appliquant le droit national, qu'il s'agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, la juridiction nationale appelée à l'interpréter est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l'article 189, troisième alinéa, du traité » (CJCE, 13 novembre 1990, Marleasing, C-106/89, point 8, ECLI:EU:C:1990:395).

  19. Dans la mesure où, selon l'arrêt Von Colson et Kaman (précité au § 12 de la présente décision), le principe d'interprétation conforme s'impose aux juridictions nationales en tant qu'organe de l'État membre débiteur de l'obligation d'exécution des directives dans son propre ordre juridique national, il n'est pas à exclure qu'il en soit de même dans l'hypothèse où cette juridiction doit appliquer la loi nationale d'un autre État membre.

  20. À cet égard, la CJUE a eu l'occasion d'énoncer qu'« il incombe à la juridiction saisie d'un litige, [...], d'appliquer la législation de l'État dont les juridictions sont désignées [ dans une clause attributive de juridiction ], en interprétant cette législation conformément au droit de l'Union, et notamment à la directive [...] » (CJUE, 18 novembre 2020, C-519/19, Ryanair, point 51 ; également CJUE, 8 décembre 2022, Luxury Trust Automobil, C-247/21, point 67, ECLI:EU:C:2022:966).

  21. Il semble donc résulter de la jurisprudence de la CJUE que celle-ci impose au juge national une interprétation conforme, même lorsqu'il doit appliquer un droit d'un autre État membre.

  22. Cependant, expressément interrogée sur cette même question, la CJUE n'y a pas répondu, en raison des spécificités de l'affaire portée devant elle (CJUE, 15 décembre 2022, C-577/21, ECLI:EU:C:2022:992).

  23. En outre, il pourrait être utile de savoir si l'office du juge national appliquant le droit d'un autre État membre et constatant qu'il lui est impossible d'en donner une interprétation conforme, est identique à celui qu'il exerce lorsqu'il applique son propre droit national, et si le cas échéant, le principe de non-discrimination consacré par l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, concrétisé dans la directive 2006/54/CE, peut le conduire, même dans un litige entre personnes privées, à laisser inappliqué ce droit.

  24. Dès lors, un doute raisonnable quant à une telle conclusion subsiste de sorte que la Cour de cassation estime nécessaire un renvoi préjudiciel sur ce point également, compte tenu, en outre, des enjeux institutionnels de la réponse.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne :

RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :

1° L'Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord de l'Union européenne et de la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA) approuvé par le Conseil de l'Union européenne par décision (UE) 2020/135 du 30 janvier 2020 doit-il être interprété en ce sens qu'une réglementation du Royaume-Uni transposant l'article 19 de la directive 2006/54/CE du Parlement et du Conseil, du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe d'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail doit être considérée comme une réglementation d'un État membre transposant une directive par le juge qui statue après la fin de la période de transition dès lors que les faits sont antérieurs à cette date et/ou que l'instance a été engagée avant cette date ?

2° L'article 288 du TFUE doit-il être interprété en ce sens qu'une juridiction nationale, saisie d'un litige entre particuliers, qui se trouve dans l'obligation d'appliquer le droit d'un autre État membre, doit procéder, sans qu'y fasse obstacle le principe de confiance mutuelle, à une interprétation des dispositions de ce droit conforme à une directive ?

3° Si la juridiction nationale estime impossible de procéder à une telle interprétation conforme, doit-elle comme elle le ferait pour son propre droit national, laisser inappliqué ce droit lorsqu'est en cause un principe général du droit de l'Union ou une disposition du droit primaire, concrétisés par une directive ?

SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;

DIT qu'une expédition du présent arrêt ainsi que le dossier de l'affaire seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du trois mai deux mille vingt-quatre.