SOC.

ZB1

COUR DE CASSATION


Audience publique du 17 mai 2023

Cassation partielle

Mme MARIETTE, conseiller doyen faisant fonction de président

Arrêt n° 535 F-D

Pourvoi n° X 21-24.392

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 17 MAI 2023

La société Keolis Caen mobilités, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° X 21-24.392 contre l'ordonnance de référé rendue le 31 août 2021 par le conseil de prud'hommes de Caen, dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [U] [P], domicilié [Adresse 3],

2°/ au syndicat CGT Keolis Caen mobilités, dont le siège est [Adresse 2],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, quatre moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Douxami, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Keolis Caen mobilités, de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [P] et du syndicat CGT Keolis Caen mobilités, après débats en l'audience publique du 4 avril 2023 où étaient présents Mme Mariette, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Douxami, conseiller rapporteur, M. Pietton, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,

la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

  1. Selon l'ordonnance attaquée (conseil de prud'hommes de Caen, 31 août 2021), rendue en matière de référé, M. [P] a fait l'objet d'un avertissement prononcé, le 11 avril 2019, par la société Keolis Caen mobilités (la société), qui l'a annulé le 10 novembre 2020.

  2. Par requête du 13 avril 2021, le salarié a saisi la juridiction prud'homale, en référé, d'une demande de provision sur dommages-intérêts en réparation du préjudice subi pour sanction abusive en l'absence de règlement intérieur.

  3. Le syndicat CGT Keolis Caen mobilités (le syndicat) est intervenu volontairement à l'instance.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches

  1. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, pris en ses troisième à cinquième branches

Enoncé du moyen

  1. L'employeur fait grief à l'ordonnance de dire n'y avoir lieu à constater la prescription de l'action du salarié et de le condamner en conséquence à lui payer une provision sur dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, alors :

« 3°/ que toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit ; qu'en matière de responsabilité civile, le point de départ du délai de prescription est la date à laquelle le dommage se manifeste au titulaire du droit ; qu'il résulte des constatations de l'ordonnance que le salarié sollicitait des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant de la notification que lui avait faite la société le 11 avril 2019 d'une sanction disciplinaire illicite en raison de I'absence de règlement intérieur ; qu'en affirmant que la prescription n'avait couru qu'à compter du 10 novembre 2020, sans cependant caractériser que le dommage subi par le salarié du fait de la notification de la sanction ne lui avait pas été révélé dès la notification de la sanction litigieuse, le conseil des prud'hommes a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1471-1 du code du travail ;

4°/ que la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ; qu'en retenant que le juge a la possibilité d'écarter la prescription lorsque le titulaire du droit s'est trouvé dans l'impossibilité d'agir, sans nullement caractériser en quoi M. [P] qui avait fait l'objet d'une sanction disciplinaire le 11 avril 2019 ultérieurement annulée par l'employeur avait été dans une impossibilité absolue d'agir pour obtenir réparation de son préjudice avant l'expiration d'un délai de deux ans, le conseil des prud'hommes a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2234 du code civil et de L. 1471-1 du code du travail ;

5°/ que la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrit interrompt le délai de prescription ; qu'il résulte des constatations de l'ordonnance que le salarié sollicitait des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant de la notification que lui avait faite la société le 11 avril 2019 d'une sanction disciplinaire illicite en raison de l'absence de règlement intérieur ; qu'en retenant que la société avait reconnu son erreur en annulant la sanction litigieuse le 10 novembre 2020 pour juger la prescription non acquise, sans cependant caractériser que cette dernière avait reconnu l'existence du préjudice dont le salarié sollicitait l'indemnisation, le conseil des prud'hommes a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2240 du code civil et de I' article L. 1471-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

  1. Aux termes de l'article L. 1471-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de l'ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

  2. Le conseil de prud'hommes qui a constaté que la société avait infligé au salarié, le 11 avril 2019, un avertissement qu'elle a finalement annulé le 10 novembre 2020 après intervention du syndicat, en l'absence de règlement intérieur conforme aux dispositions du livre III, titre II, chapitre 1er du code du travail, ce dont il ressortait que le salarié n'avait eu connaissance de I'illicéité de la sanction qu'au moment de l'intervention du syndicat et de l'annulation de la sanction, en a exactement déduit que l'action qu'il avait engagée, le 13 avril 2021, pour obtenir une provision sur les dommages-intérêts en réparation de son préjudice pour avoir fait l'objet d'une sanction illicite, n'était pas prescrite.

  3. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

  1. L'employeur fait grief à l'ordonnance de le dire irrecevable en sa demande tendant à déclarer les prétentions du salarié comme excédant les pouvoirs de la formation de référé et de le condamner à lui payer une provision sur dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, alors :

« 1°/ que la formation de référé peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent pour prévenir un dommage imminent ou pour "faire cesser" un trouble manifestement illicite ; qu'il en résulte que lorsque le trouble manifestement illicite a cessé au jour où la formation de référé statue, le litige ne relève pas de son pouvoir, qu'il résulte des propres constatations de l'ordonnance de référé que le salarié avait saisi la juridiction des référés aux seules fins d'obtenir des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi pour avoir fait l'objet d'une sanction disciplinaire illicite en raison de l'absence de règlement intérieur, que la société avait par la suite annulée avant même la saisine par le salarié du juge des référés ; qu'en condamnant la société à verser des dommages-intérêts à titre provisionnel au salarié sur le fondement d'un trouble manifestement illicite lorsque I'illicéité de la notification d'une sanction en raison de I'absence de règlement intérieur dont se prévalait le salarié avait cessé avant même qu'il ne saisisse la juridiction prud'homale d'une demande qui ne poursuivait que l'indemnisation d'un préjudice moral, le conseil des prud'hommes a violé l'article R. 1455-6 du code du travail ;

2°/ que les termes du litige sont fixés par les prétentions respectives des parties ; que le salarié sollicitait l'indemnisation de son préjudice moral résultant du prononcé à leur encontre d'une sanction illicite ; qu'en retenant que la société ne contestait pas avoir failli à son obligation de négociation et de publicité du règlement intérieur de l'entreprise imposée par le législateur pour en déduire l'existence d'un trouble manifestement illicite, lorsque le salarié ne soutenait pas avoir souffert un préjudice résultant de l'absence de règlement intérieur, le conseil des prud'hommes a violé l'article 4 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

  1. Aux termes de l'article R.1455-7 du code du travail, dans le cas où l'existence de !'obligation n'est pas sérieusement contestable, la formation de référé peut accorder une provision au créancier ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.

  2. Le conseil de prud'hommes qui a constaté que la société ne contestait pas avoir failli à son obligation de négociation et de publicité du règlement intérieur et que !e salarié avait subi un préjudice incontestable pour avoir fait l'objet d'une sanction illicite en raison de l'absence de règlement intérieur, et cela même si l'employeur avait décidé du retrait de la sanction après l'intervention du syndicat, en a exactement déduit, abstraction faite des motifs critiqués par le moyen mais qui sont surabondants, que le salarié était fondé à obtenir une provision à valoir sur les dommages-intérêts en réparation de ce préjudice.

  3. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

  1. L'employeur fait grief à l'ordonnance de rejeter "l'exception de forme", aux fins d'incident de procédure, qu'il a formulée à titre reconventionnel tendant à déclarer le salarié irrecevable en sa demande à défaut de concordance de signature sur le mandat de représentation remis à l'audience, en comparaison du mandat inséré au dossier et de le condamner en conséquence à lui payer une provision sur dommages-intérêts pour réparation du préjudice moral subi, alors « que la procédure prud'homale est orale ; que ce n'est que lorsque toutes les parties comparantes formulent leurs prétentions par écrit et sont assistées ou représentées par un avocat, qu'elles sont tenues, dans leurs conclusions, de formuler expressément les prétentions ainsi que les moyens en fait et en droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée et que le bureau de jugement ou la formation de référé ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ; qu'il résulte des constatations de l'ordonnance que le salarié était représenté par un défenseur syndical ; que dès lors en rejetant "l'exception de forme" formulée à titre reconventionnel par la société tendant à voir déclarer le salarié irrecevable en ses demandes à défaut de concordance de la signature figurant le mandat de représentation remis à l'audience avec celle figurant sur le mandat inséré au dossier, après avoir relevé que cette "exception" avait été soulevée à l'audience et n'était pas reprise dans le "par ces motifs" des conclusions de la société, le conseil de prud'hommes a violé les articles R. 1453-3 et R. 1453-5 du code du travail. »

Réponse de la Cour

  1. Contrairement à ce que soutient le moyen, le conseil de prud'hommes s'est prononcé sur la fin de non recevoir soulevée par l'employeur et a retenu que la société, sans preuve, ni expertise d'écriture, ni présentation d'une quelconque connaissance particulière en graphologie, n'établissait pas la prétendue discordance entre la signature du salarié figurant sur le mandat de représentation porté par le défenseur syndical et celle figurant sur le mandat du dossier.

  2. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le quatrième moyen

Enoncé du moyen

  1. L'employeur fait grief à l'ordonnance de rejeter "l'exception de forme", aux fins d'incident de procédure, qu'il a formulée à titre reconventionnel, tendant à déclarer le syndicat irrecevable en son intervention à défaut de conformité de signature sur la délibération du bureau du syndicat et de le condamner à lui payer une provision sur dommages-intérêts en réparation des faits de violation de la législation du travail préjudiciables à l'intérêt collectif de la profession qu'il représente, alors « que la procédure prud'homale est orale : que ce n'est que lorsque toutes les parties comparantes formulent leurs prétentions par écrit et sont assistées ou représentées par un avocat, qu'elles sont tenues, dans leurs conclusions, de formuler expressément les prétentions ainsi que les moyens en fait et en droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée et que le bureau de jugement ou la formation de référé ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ; qu'il résulte des constatations de l'ordonnances que le syndicat était représenté par un défenseur syndical ; que dès lors en rejetant "l'exception de forme" formulée à titre reconventionnel par la société tendant à déclarer le syndicat irrecevable en son intervention à défaut de conformité de signature sur la délibération du bureau du syndicat, après avoir relevé que cette "exception" avait été soulevée à l'audience et n'était pas reprise dans le " Par ces motifs" des conclusions de la société, le conseil de prud'hommes a violé les articles R. 1453-3 et R1453-5 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles R.1453-3 et R.1453-5 du code du travail :

  1. Aux termes du premier de ces textes, la procédure prud'homale est orale.

  2. Selon le second, lorsque toutes les parties comparantes formulent leurs prétentions par écrit et sont assistées ou représentées par un avocat, elles sont tenues de les récapituler sous forme de dispositif et elles doivent reprendre dans leurs dernières conclusions les prétentions et moyens présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures.

  3. Pour rejeter la prétention de l'employeur tendant à déclarer le syndicat irrecevable en son intervention à défaut de conformité de signature sur la délibération du bureau du syndicat et le condamner à lui payer une provision sur dommages-intérêts en réparation des faits de violation de la législation du travail préjudiciables à l'intérêt collectif de la profession, l'ordonnance retient que l'employeur a sollicité, en argument additionnel des conclusions portées au conseil - et cela durant les débats contradictoires- l'irrecevabilité de la demande du syndicat au motif que la délibération du syndicat n'est émargée que par un seul membre du bureau. Elle ajoute que cette demande reconventionnelle en irrecevabilité en la forme de la demande du syndicat n'est pas précisément reprise dans le "Par ces motifs" des conclusions du défendeur, seul en est contesté le bien fondé.

  4. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que le syndicat était représenté par un défenseur syndical, de sorte que, la procédure étant orale, l'employeur était recevable à formuler une demande devant le juge lors des débats, le conseil de prud'hommes a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

  1. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef du dispositif de l'ordonnance rejetant "l'exception de forme" formulée par l'employeur aux fins de voir déclarer le syndicat irrecevable en son intervention entraîne la cassation des chefs de dispositif condamnant l'employeur à payer au syndicat différentes sommes au titre de provision sur dommages-intérêts et de l'article 700 du code de procédure civile.

  2. Il convient de condamner la société qui succombe dans son pourvoi à l'égard du salarié aux dépens et en conséquence au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'elle rejette "l'exception de forme" formulée par la société Keolis Caen mobilités aux fins de voir déclarer le syndicat CGT Keolis Caen mobilités irrecevable en son intervention et condamne la société Keolis Caen mobilités à payer au syndicat CGT Keolis Caen mobilités différentes sommes au titre de provision sur dommages-intérêts et de l'article 700 du code de procédure civile, l'ordonnance de référé rendue le 31 août 2021 par le conseil de prud'hommes de Caen ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cette ordonnance et les renvoie devant le conseil de prud'hommes de Lisieux ;

Condamne la société Keolis Caen mobilités et le syndicat CGT Keolis Caen mobilités aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par la société Keolis Caen mobilités et le syndicat CGT Keolis Caen mobilités et condamne la société Keolis Caen mobilités à payer à M. [P] la somme de 400 euros.

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'ordonnance de référé partiellement cassée ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix-sept mai deux mille vingt-trois.